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L’auteur incompris en France et applaudi à l’étranger

Après une longue période de trouble et de désespérance, pendant laquelle il avait continué à composer quelques poèmes, Schehadé put enfin se consacrer à son travail de dramaturge.

En août 1959, il posta, à l’intention de Jean-Louis Barrault, sa cinquième production, intitulée Les Violettes. En novembre 1956, tous deux s’étaient déjà entretenus du sujet de cette pièce.

Lorsqu’il reçut le manuscrit, Jean-Louis Barrault allait être nommé directeur de l’Odéon - Théâtre de France. Il s’était engagé envers Paul Claudel et préparait la mise en scène de Tête d’Or  . Il n’était donc plus question pour lui d’envisager de monter la pièce de G. Schehadé.

Le Théâtre de Lutèce avait ouvert ses portes en 1951 et, depuis cette date, il avait accueilli un répertoire de pièces dites d’avant-garde, présentées par de jeunes metteurs en scène. L’un d’eux Jean-Marie Serreau aurait aimé monter Les Violettes, mais G. Schehadé, fort du succès remporté par L’Histoire de Vasco en Allemagne préféra que la création de sa pièce ait lieu, le 21 septembre 1959, au Schauspielhaus de Bochum suivie d’une reprise au Festival de Berlin, plutôt qu’à Paris. C’est ainsi que l’histoire du professeur Kufman, ce savant diabolique dont les expériences dites scientifiques à base de violettes bouleversaient la tranquillité des pensionnaires de Mme Borromée, fut applaudie sans réserve par un public d’Outre-Rhin, inconditionnel du théâtre de G. Schehadé.

Les accords entre Jean-Louis Barrault et G. Schehadé n’étaient pas rompus. Une correspondance suivie et amicale entre les deux hommes en était la preuve.

Le 8 novembre 1960, Barrault recevait le manuscrit d’une nouvelle pièce, signée G. Schehadé, intitulée  : Le Voyage. Il la trouva excellente et les répétitions commencèrent à la mi-décembre au Théâtre de France.

Interviewé par un journaliste de l’hebdomadaire Arts , Schehadé se confia : «  J’ai eu cette inspiration en écoutant un enregistrement de L’Ile au Trésor que mon fils avait mis sur le tourne-disque. Cela a évoqué pour moi un monde de voiliers, un univers marin. Je suis parti de cette image »1. C’était ainsi que l’action de la pièce se déroulait en une nuit, dans le port de Bristol, à la grande époque de la marine à voile, aux alentours de 1850.

G. Schehadé s’efforça cette fois de faire concorder réalisme et poésie sans pour autant priver Christopher, simple commis de magasin, de son univers de fantaisie et de rêve. Les efforts de l’auteur furent récompensés. La critique se montra quasiment unanime pour applaudir le spectacle très joliment décoré par Jean-Denis Malclès.

Le Voyage, décor de Jean-Denis Malclès
Le Voyage
Maquette de Jean-Denis Malclès pour le premier tableau

Jean-Jacques Gautier, l’ennemi des spectacles antérieurs, reconnaissait, « … L’ironie, l’humour, l’invention et le charme jouent leur partie dans cette représentation » 2 Le censeur Gabriel Marcel se réjouissait : «  J’étais déjà certain que Georges Schehadé était un poète, mais je doutais encore qu’il fût un auteur dramatique. Ce doute ne me paraît plus permis aujourd’hui ». 3 Quant aux admirateurs inconditionnels de Schehadé, ils furent délirants d’admiration «  Je me classe d’emblée parmi les spectateurs éblouis… » 4 écrivait Bertrand Poirot Delpech et Jacques Lemarchand de s’extasier : «  Ce Voyage est la plus ravissante et mélancolique histoire – et pleine du comique le plus raffiné, de la poésie la plus sensible – que Georges Schehadé nous ait racontée  ». 5

Le Voyage de Georges Schehadé
Le Voyage
affiche de l'Odéon-Théâtre de France

Archives Georges Schehadé / IMEC

Retourné à Beyrouth, G. Schehadé reçut quelques semaines plus tard des nouvelles de Jean-Louis Barrault, un peu désabusé, mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur : « Les représentations du Voyage se poursuivent normalement. Les recettes sont moyennes ... Les gens qui viennent assister à la représentation sont ravis. Beaucoup apprécient le « rare » de l’œuvre…  Nous sommes heureux de te servir, nous ne nous lassons pas de ta pièce. Pense à en écrire une autre ». 6

Georges y pensait… Le 16 mai, il écrivait à sa sœur Laurice : «  J’ai commencé une nouvelle pièce et je patauge, je patauge dedans comme un canard ». 7

Tandis que M. Bob’le,  La Soirée des Proverbes, Histoire de Vasco, Les Violettes et Le Voyage continuaient leur périple triomphal à travers l’Europe et le Moyen-Orient, Georges Schehadé s’attaquait à un nouveau drame, il aurait pour titre : L’Émigré de Brisbane. Il s’agissait d’un vieil homme qui retournait dans son pays afin d’y rencontrer un fils qu’il n’avait jamais connu. Au lendemain de son arrivée, les gens du village apprenaient sa mort soudaine. On rassembla toutes les femmes afin de découvrir la mère du bâtard. Horreur ! Comment pouvait-on poser cette question à des épouses apparemment modèles… on apprit alors que la sacoche du vieil émigré contenait un trésor à l’intention de l’enfant inconnu … Ce début de la pièce aurait pu être celui d’une comédie de boulevard ... Ce fut peut-être la raison pour laquelle l’auteur mit presque trois ans à écrire son ouvrage. Il se sentait sans doute trop à l’étroit dans un canevas bien tracé. Toujours est-il que lorsqu’il envoya son manuscrit à Jean-Louis Barrault, début décembre 1964, ce dernier allait partir, à nouveau, pour une longue tournée à l’étranger avec sa compagnie. Or donc, pas de projet immédiat sur une scène parisienne.

Le 12 janvier 1965, la création mondiale de L’Émigré de Brisbane au Residenztheater de Munich, traduite en langue allemande, mise en scène par l’Allemand Kurt Meisel, dans les décors de Jean-Denis Malclès, fut longuement acclamé, avant d’être applaudi au Schauspielhaus de Bochum.

Décor de Jean-Denis Malclès pour L'Émigré de Brisbane
L' Émigré de Brisbane
Décor de Jean-Denis Malclès
Création mondiale Munich 1965

Coll. part.

Dans le même temps, G. Schehadé eut la joie d’apprendre que le comité de la Comédie Française venait de recevoir à l’unanimité sa pièce L’Émigré de Brisbane.

En attendant que la pièce soit programmée sur la scène de la rue Richelieu, elle fut jouée pour la première fois en langue française, au Festival de Spa, dans une mise en scène du jeune Daniel Leveugle, en présence de l’auteur, très satisfait de la représentation. Après le Festival de Spa, ce fut le Festival de Balbeck qui accueillit L’Émigré de Brisbane et le Théâtre National de Bruxelles qui l’afficha le 23 septembre. Ce même soir, Les Violettes, après avoir tourné ici et là en Europe, étaient présentées en France au Festival de Bourgogne dans une mise en scène de Roland Monod. 8 Interviewé par l’envoyé spécial du Figaro littéraire, G. Schehadé s’expliqua sur le sens de cette dernière pièce. Non, il ne voulait pas au départ écrire une oeuvre engagée  : « Je n’avais aucune intention quand j’ai commencé ( Les Violettes ) sinon d’écrire une comédie légère, charmante, piquante. Je ne suis pas un moraliste. J’ai montré la tendresse des gens humbles, évoluant dans un petit milieu... Il faut bien qu’une pièce débouche quelque part. A partir d’une rencontre entre un savant et des violettes, la voie était tracée. Je ne pouvais pas aller ailleurs. Je débouchais sur une parodie de la science qui va se nicher dans les choses les plus innocentes et s’empare des gens les plus humbles ». 9

Les Violettes de Georges Schehadé
Les Violettes
Théâtre de Chalon-sur-Saône 1966
Archives Georges Schehadé / IMEC

Alors que la pièce ne trouvait pas de théâtre pour l’accueillir à Paris, elle poursuivait en France et en Suisse une brillante carrière. Les critiques se déplaçaient pour aller l’applaudir. Tandis que Jean-Jacques Lerrant écrivait : «  Quelle jolie pièce ! Et quel joli travail ! L’auteur funambulesque des Violettes Georges Schehadé a trouvé en Roland Monod un metteur en scène accordé aux grâces subtiles de son texte (..) Bondissant, allègre, lyrique, drôle, le verbe de Schehadé avec ses trouvailles, ses bizarreries ailées, ses beaux morceaux d’éloquence excite cette humanité borroméenne 10 que le metteur en scène a coloré de gags tendrement comiques… (…) Et derrière la comédie sourd la panique du poète face à un monde qui prépare sa propre destruction » 11 , Robert Abirached renchérissait : « … Georges Schehadé, de tous nos poètes le plus innocent et le plus lunaire, est devenu , depuis quelques années , l’un des plus sensibles au désordre du monde, sans renoncer en rien à son propre univers ». 12

Il ne suffisait pas à l’auteur d’être joué en France et au Moyen Orient, il fut invité à présenter L’Émigré de Brisbane au Théâtre Daniel Sorano de Dakar. Reçu officiellement par le président Léopold Senghor, il fut élevé au rang de Commandeur dans l’Ordre national du Lion du Sénégal.

Lors d’un court passage à Paris, G. Schehadé rencontra Maurice Escande, administrateur de la Comédie Française. Ils décidèrent tous deux de confier la mise en scène de L’Émigré de Brisbane au comédien Jacques Mauclair.

Hélas, le 5 juin la guerre des Six Jours allait commencer entre Israël, l’Égypte, la Jordanie et la Syrie. Le Président libanais Charles Hélou eut la sagesse de demeurer hors du conflit. Mais il ne put empêcher l’exode des Palestiniens qui, chassés par les Israéliens de Cisjordanie, arrivèrent au Liban par milliers.

Georges Schehadé, invité à New-York pour une « Rencontre mondiale de poésie » quitta Beyrouth le 25 août. Il se rendit ensuite à Montréal où étaient affichées Les Violettes. Puis il regagna Paris pour suivre les répétitions de L’Émigré de Brisbane à la Comédie Française.

La Première représentation eut lieu le 30 novembre. Si l’on croit Robert Abirached, ce fut une réussite pour l’auteur : « La générale a pris fin tout à l’heure sous les acclamations d’un public chaleureux et je crois pouvoir dire tout à trac qu’il n’y aura pas de Bataille de Brisbane 13, mais non pour le spectacle. R. Abirached poursuivait ainsi son article : « J’aurais voulu rendre hommage sans arrière-pensée au talent de ces acteurs rompus à toutes techniques de leur métier. Mais comme ils manquent tous de liberté et d’invention ! Comme ils sont empêtrés dans leurs habitudes ! Nulle part au monde on ne joue comme cela aujourd’hui et je m’étonne qu’un homme de théâtre aussi averti que Jacques Mauclair n’ait pu briser tous ces carcans …  » 14 Les autres critiques de tous bords renchérissaient. Jean-Jacques Gautier, toujours réticent vis à vis du théâtre de G. Schehadé écrivait : «  Cela aurait pu servir d’argument à un joli petit conte, mais pourquoi une pièce ? (…) Et surtout pourquoi à la Comédie Française , où l’on crée actuellement si peu de grandes œuvres ?  ». 15 À son tour, Pierre Marcabru, favorable à l’auteur, insistait : « Je crains que la Comédie Française ne soit pas le lieu idéal pour cultiver le merveilleux. (…) Je le dis d’autant plus librement que je tiens L’Émigré de Brisbane pour l’une des plus belles pièces que l’on ait écrites sur les fascinations de l’argent et Georges Schehadé pour l’un des poètes les plus purs et les plus innocents que la langue française ait portés ». 16

L' Émigré de Brisbane
L' Émigré de Brisbane à la Comédie Française
Programme
Michel Aumont et René Camoin en photos

Collection A.R.T.
voir l'intégralité du programme

Alors que se poursuivaient les représentations du Théâtre Français, Georges Schehadé annonçait déjà sa prochaine pièce, intitulée Brouette : «  C’est le nom d’une jeune fille que son père appelle Brouette quand il est fâché et Bruyère quand il est content. Entre Brouette et Bruyère il y a l’alliance secrète des choses qui se passent dans les jardins ou dans les champs. Et puis dans le mot brouette, quel mystère ! C’est un véhicule tellement humain, c’est le complément terrible de l’Homme ». 17 Le manuscrit sera abandonné pour être repris en 1974 et restera finalement inachevé.

Et cela en sera fini de Georges Schehadé, auteur dramatique. Certes ses pièces seront encore interprétées dans le monde entier, mais il n’y en aura plus d’autres.

L’Émigré de Brisbane, transcrit en arabe, sera ovationné au festival d’Hammamet … Et le 6 janvier 1969, dans une réalisation de Jean Pignol 18, la pièce sera diffusée sur la première chaine de l’O.R.T.F., d’après la mise en scène de la Comédie Française.

Histoire de Vasco sera traduite en vingt langues et sous le titre Story of Vasco deviendra un opéra monté au Sadler’s Wells Opéra de Londres.

Quant au Voyage, il sera retransmis sur la Première Chaîne le 13 juin 1973.

1 Arts 15 février 1961
2 Jean-Jacques Gauthier Le Figaro 22 février 1961
3 Gabriel Marcel Les Nouvelles littéraires 2 mars 1961
4 Bertrand Poirot -Delpech Le Monde 22 février 1961
5 Jacques Lemarchand Le Figaro Littéraire 23 février 1961
6 Lettre du 19 mars 1961 (cf Georges Shéhadé, poète des deux rives Danielle Baglione et Albert Dichy éditions de l’IMEC)
7 page 231 (cf Georges Shéhadé, poète des deux rives Danielle Baglione et Albert Dichy éditions de l’IMEC)
8 Roland Monod, comédien, metteur en scène, directeur du théâtre de la Criée à Marseille
9 Le Figaro Littéraire 20 septembre 1966
10 Il s’agit des clients de la pension de famille tenue par Mme Borromée
11 Jean-Jacques Lerrant Le Figaro 27 septembre 1966
12 Robert Abirached Le Nouvel Observateur 4 octobre 1966
13 Robert Abirached revue de L’Orient 1er décembre 1967 ( allusion à la Bataille de Vasco )
14 idem
15 Jean-Jacques Gautier Le Figaro 1er décembre 1967
16 Pierre Marcabru France-Soir 1er décembre 1967
17 Georges Shéhadé Le Figaro Littéraire 14 décembre 1967
18 Jean Pignol ( 1924 – 1990 ) comédien, metteur en scène, réalisateur T.V.

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