Dès l’automne 1943, Jean-Paul Sartre entreprend l’écriture d’une nouvelle pièce qu’il intitulera : Les Autres. Il s’agit d’un acte réunissant trois personnages décédés, au passé scandaleux : Garcin, un traitre, Inès, une lesbienne et Estelle, une infanticide. Enfermés pour l’éternité en enfer, leur châtiment se résume au regard et au jugement incessants des autres.
À peine terminée, la pièce est mise sous presse par Marc Barbezat, éditeur de la revue clandestine l’Arbalète. Sartre demande alors à Albert Camus de concevoir la mise en scène et de jouer le rôle de l’homme. Les personnages des femmes seraient interprétés par Olga Kéchélévitch, l’épouse de Barbezat et Wanda Kosakievitch, une jeune amie comédienne. Malheureusement, en décembre, Olga est arrêtée par la Gestapo. Bouleversé, Albert Camus renonce au projet. C’est alors que Gaston Gallimard intervient et fait lire le manuscrit à Anet Babel, nouveau directeur du Théâtre du Vieux Colombier. Celui-ci en quête de jeunes auteurs, s’enthousiasme et fait appel au metteur en scène Raymond Rouleau. La nouvelle distribution comprend Michel Vitold, Tania Balachova et Gaby Sylvia. Un quatrième personnage, sorte de domestique, est confié aux soins de R. J. Chauffard. Sartre donne alors à sa pièce son titre définitif : Huis Clos.

Huis Clos, décor de Max Douy
Michel Vitold, Gaby Sylvia et Tania Balachova
(photo Harcourt)
La première représentation a lieu le 27 mai 1944, huit jours après le débarquement allié en Normandie. Comme tous les théâtres parisiens, le Vieux Colombier ferme ses portes pendant la période de la Libération de Paris et ne rouvre qu’en septembre avec Huis clos à l’affiche.

Huis Clos - décor de Max Douy
Maquette reconstituée
Collection A.R.T.
De nouveaux journaux ont remplacé les anciens et la comparaison des critiques se montre fort intéressante. Alors qu’en juin André Castelot dans la Gerbe , parlait d’écœurement total, Georges Arout, en septembre, dans Carrefour, se félicite que « l’entrée de Sartre au théâtre soit un événement considérable ».

Huis Clos, dessin de Jan Mara paru dans La Gerbe du 8 juin 1944
Quoique la guerre fut terminée, Jean-Paul Sartre ne pouvait oublier la question qui le tourmenta pendant toute l’Occupation : sous la torture aurais-je eu le courage de me taire ? Dès l’automne 1945, il écrivit une nouvelle pièce sur ce sujet : Morts sans Sépulture. Il s’agit d’un règlement de compte entre Français, miliciens contre résistants captifs. Les deux parties sont perdantes. Les premiers ne croient plus en leur victoire et s’enlisent dans la cruauté par dépit, les seconds ont échoué dans une opération mal organisée et s’entêtent dans ce qu’ils croient le courage sans espoir. La scène de torture du second tableau effraie les directeurs de théâtre. Seule, en mars 1946, Simone Berriau, nouvelle directrice du Théâtre Antoine accepte de monter la pièce.
La première représentation a lieu le 10 novembre 1946 De toutes les œuvres de Sartre, ce fut celle qui suscita le plus de scandale. De la salle houleuse des cris fusaient : « Au Grand-Guignol ! » , « Assassin ! ». Cette outrance produisit un effet imprévu : le public vint nombreux assister à un événement parisien susceptible de lui apporter des sensations fortes. La pièce tint l’affiche plus de cent cinquante représentations. La presse communiste fut pourtant déplorable. Pour ses critiques, les résistants étaient de véritables héros et il était inadmissible de mettre en scène de pauvres types qui avaient raté leur coup.
Quelques années plus tard, Sartre se montra sévère avec lui –même : « C’est une pièce manquée. En gros j’ai traité un sujet qui ne donnait aucune possibilité de respiration, le sort des victimes était défini d’avance. Je mettais en scène des gens au destin clairement marqué. (…) C’est une pièce très sombre, sans surprise, il aurait mieux valu en faire un roman ou un film ».

Collection A.R.T.
Morts sans Sépulture étant un spectacle trop court pour occuper toute une soirée, Sartre dut y ajouter une seconde pièce d’un acte et deux tableaux. Ce fut La Putain Respectueuse dont le sujet avait été fourni par Vladimir Pozner dans son ouvrage critique de 1938 : Les États désunis. Revenu d’un voyage aux U.S.A., Sartre choisit pour décor le Sud du pays, raciste et prompt au lynchage des hommes de couleur. Dans un train, une bagarre éclate entre un blanc et un noir, une prostituée, spectatrice de la scène, est contrainte de témoigner en faveur de l’homme blanc, fils d’un sénateur et néanmoins coupable.
La pièce fut relativement mieux accueillie que Morts sans Sépulture, encore qu’elle suscita deux sortes de scandale. Le premier se rapporta au titre. Le mot Putain fut prohibé de l’affiche. La direction du métropolitain exigea que le terme soit remplacé par un P majuscule suivi de cinq points. Le second reproche, provenant de la presse de droite, concerna l’antiaméricanisme du sujet. Comment pouvait-on se permettre d’attaquer un grand pays ami qui nous avait aidé à gagner la guerre ? Edouard Frédéric-Dupont, conseiller municipal de Paris, fit appel au Préfet, sans succès d’ailleurs, pour que l’ouvrage soit interdit. Par contre, les critiques de gauche et d’extrême gauche furent favorables à l’auteur, encore qu’ils auraient souhaité que le noir soit un homme fort, un lutteur, et non cette espèce de pauvre type tremblant et vaincu d’avance.

Jean-Paul Sartre, Simone Berriau et Hélèna Bossis
La Putain respectueuse
(photo Louis Silvestre)
fonds Simone Berriau
Collections A.R.T.
En 1948, la pièce fut représentée en Amérique. À Chicago elle fut interdite, mais à Broadway elle connut un véritable triomphe.
Cahiers libres de la Jeunesse N°115 février 1960