Édouard, vingt ans, n'avait pas fini ses études à H.E.C. Que ferait -il plus tard ? Il se proposa alors d'entrer dans un cabinet d'agent de change. Cet avenir n'était guère encouragent ni prometteur pour ses beaux-parents. Si encore les tourtereaux s'étaient aimés d'amour tendre... Mais ce n'était pas le cas. La nuit nuptiale fut un ratage et le voyage de noces non plus réussi...
Alors que les étreintes amoureuses auraient dû occuper les jours et les nuits des jeunes époux, Édouard, pour se désennuyer, écrivit une pièce de théâtre intitulée tout d'abord Le Pas puis ensuite Le Rubicon. Inspiré par son propre échec matrimonial, l'auteur mettait en scène une héroïne, encore vierge au soir des noces, qui n'osait « sauter le pas , franchir le Rubicond » qu'après avoir rencontré par hasard un ancien amour qui l'avait trahie . Sans pudeur aucune, Édouard soumit son manuscrit à l'un des amis de son beau-père, l'écrivain Georges de Porto Riche. Ce dernier trouva la pièce très attachante, écrite avec beaucoup de talent, quoique d'une construction quelque peu maladroite. Mais si l'auteur consentait à faire jouer le rôle principal par une jeune actrice à laquelle il s'intéressait, le vieux poète la défendrait auprès des directeurs de théâtre. Édouard refusa catégoriquement. Il n'était pas question pour lui de se livrer à quelque magouille que ce fut. Grand seigneur de Porto-Riche n'insista pas et recommanda néanmoins le manuscrit au directeur du petit théâtre Michel. La réponse de ce dernier ne se fit pas attendre et fut délirante : « Mon cher maître, la pièce que vous avez bien voulu me recommander est un vrai bijou, très « Art Nouveau ». Je la monte tout de suite en tâchant de lui donner une interprétation digne d'elle. Amenez-moi l'auteur » .

Michel Mortier, directeur du Théâtre Michel
in Programme original du Rubicon
Collections A.R.T.
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Le Rubicon fut donc mis en répétition en octobre 1909.
Le 28 du même mois, naissait le petit Claude , preuve vivante qu'Édouard était parvenu enfin à devenir l'époux de sa femme. Pourtant les sentiments des époux n'avaient pas beaucoup évolué et leur union était toujours aussi précaire. Certes, ils paraissaient donner le change, on les voyait danser ensemble, organisaient des dîners, etc. mais lorsqu'ils se retrouvaient en tête à tête, le silence s'installait entre eux.
Édouard demanda un congé à son agent de change pour se consacrer corps et âme au montage de sa pièce. Il dirigea les acteurs, surveilla la réalisation des décors et des costumes, supervisa la publicité. Il était partout à la fois. On le sentait inquiet, en fait il ne dormait plus.

Édouard Bourdet
in La Petite illustration - 1910
(photo DR)
Collections A.R.T.
La répétition générale dut fixée au début de l'année 1910. L'événement se présentait sous les meilleurs auspices. Malheureusement , ni la direction du théâtre Michel, ni Édouard Bourdet n'avaient prévu les inondations désastreuses de janvier et l'on dut déménager au dernier moment pour le théâtre des Variétés, néanmoins, les coupures d'électricité interrompront les représentations qui ne reprirent qu'en mars.
Fatiguée par sa grossesse, Catherine s'était réfugiée depuis quelques mois sur la Côte d'Azur. Elle ne revint à Paris que pour assister à la Générale de la pièce, un triomphe. Peut-être ce succès inespéré allait-il enfin rapprocher les époux ? Eh non ! Catherine le comprit très vite. Édouard se montrait auprès d'elle préoccupé et lointain, en fait il était tombé amoureux de sa vedette féminine, Madeleine Lély qui jouait Germaine, son propre personnage dans la vie.
Le bouche à oreille avait très bien fonctionné. Le public se pressait au théâtre pour assister à une pièce que l'on disait audacieuse. Le jeune auteur osait évoquer la sexualité et le désir féminins avec beaucoup de liberté, de simplicité et moins de pathos que ne le faisaient ses célèbres devanciers : Henry Bernstein, Henri Bataille ou François de Curel. Avec Édouard Bourdet, la jeune première était une femme de son temps, finies les madones éplorées, beautés fatales ou mystérieuses. Cette Germaine du Rubicon ressemblait aux jeunes spectatrices de la salle.

Le Rubicon, scène 2
Germaine ( Madeleine Lély ) et Georges ( Henry Burguet )
in La Petite illustration - 1910
(photo DR)
Collections A.R.T.
Très fier de son gendre, Samuel Pozzi l'exhiba dans les salons du Tout-Paris, alors que bafouée dans son ménage Catherine tentait de se suicider au chloroforme. Édouard, pris de panique devant son épouse inanimée, s'effondra, sanglotant comme un enfant, jurant son amour et promit fidélité. Mais le mal était fait. Et le mari oubliera très vite le chagrin de sa femme. Il se contentera de savourer son succès. La pièce tiendra l'affiche pendant 150 représentations.
Claude Bourdet, futur résistant déporté, compagnon de la Libération, fondateur du mouvement politique P.S.U, créateur du futur Nouvel Observateur