(Titulaire de la chaire d’études françaises à l’université de Sheffield (Royaume-Uni), David H. Walker a écrit de nombreuses études sur la culture et la littérature françaises modernes. Il est l’auteur notamment de Outrage and Insight : Modern French Writers and the ‘fait divers’ (Berg) et de Consumer Chronicles : Cultures of Consumption in Modern French Literature (Liverpool). Il a publié quatre livres sur André Gide et deux volumes sur Albert Camus, et il a édité en deux tomes l’importante Correspondance André Gide - Eugène Rouart (1893-1936). Il a contribué des éditions critiques de plusieurs ouvrages de Gide aux deux volumes des Romans et récits, Œuvres lyriques et dramatiques, dans la Bibliothèque de la Pléiade, ainsi que de textes théâtraux pour les quatre volumes des Œuvres complètes de Camus, dans la même collection. Il a longtemps rempli des fonctions editoriales pour la revue Theatre Research International. Spécialiste également du théâtre de Jean Genet, sa traduction anglaise des Corbeaux de Henry Becque a été mise en scène par Alan Ayckbourn dans le célèbre Stephen Joseph Theatre à Scarborough.)
Pourquoi Camus ne figure-t-il pas formellement parmi les grands hommes de théâtre du vingtième siècle? Auteur comme on le sait du Malentendu, de Caligula, de L’Etat de siège, des Justes , néanmoins il se voit quelque peu boudé par la critique théâtrale. Il est de fait qu’à considérer sa carrière on remarque l’absence de liens qui auraient pu le rattacher au théâtre de son époque. D’abord, bien sûr, il fait son apprentissage à Alger, véritable « Sahara théâtral 1 » bien à l’écart de la Métropole et d’où la réputation qu’il se fait comme metteur en scène et comédien au cours des années trente ne provoque pas d’échos à Paris. Qu’en aurait-il été si, pressenti par Sartre dès 1943 pour mettre en scène Huis Clos et jouer le rôle de Garcin sur un théâtre de la capitale, il n’avait pas été écarté au dernier moment au profit de professionnels chevronnés, mieux connus et présentant de meilleures garanties pour la recette au Vieux-Colombier ?
Tout cela est du domaine de la spéculation. Ce qu’on peut examiner plus concrètement, ce sont le rapports que Camus a pu entretenir avec les courants principaux qui alimentaient le théâtre contemporain.
Avec la « création collective » qu’est Révolte dans les Asturies en 1936 Camus se situe d’emblée au cœur de plusieurs vogues. Le mouvement pour la défense de la culture et les fronts populaires avaient déclenché comme on le sait des initiatives analogues en France et à travers l’Europe. Il s’agissait de créer « un théâtre populaire et politique » à Alger comme ailleurs 2. La représentation programmée pour avril de cette année ayant été supprimée, Camus avait pu quand même étudier les méthodes de ce théâtre lors de son voyage en Europe au cours duquel il voit « à Prague jouer du Gorki par le théâtre du travail local (intellectuels de gauche-amateurs). La pièce s’appelait Les Petits Bourgeois. Le décor était ignoble, de mauvais goût. La lumière inintelligente et mal entendue. Mais c’était joué magnifiquement 3. » Auparavant il avait assisté à une représentation en plein air, devant la Cathédrale de Salzburg, de Jedermann , dans la célèbre mise en scène de Max Reinhardt, créateur du Kleines Theater à Berlin en 1902 et l’un des grands innovateurs de la mise en scène moderne. « J’y ai appris beaucoup de choses », affirme-t-il 4. Il avait sans doute étudié d’autres exemples du théâtre populaire en préparant Révolte dans les Asturies, notamment les méthodes de Erwin Piscator , fondateur du Théâtre prolétarien à Berlin en 1920, qui dans sa pratique comme dans son livre Le Théâtre politique de 1929 adaptait volontiers la mise en scène aux exigences de la propagande communiste. En novembre 1936 le Théâtre du Travail monta Les Bas-fonds, ce qu’il ne pouvait faire sans avoir pris connaissance de la célèbre mise en scène de Piscator 5.
Or, mis à part le revirement politique de Camus qui le fait démissionner du parti communiste peu après, ces expériences le laissent peu convaincu quant à l’efficacité et à la valeur du théâtre populaire ainsi conçu. Dans un fragment manuscrit datant probablement de 1938, il n’y va pas par quatre chemins pour critiquer une « tendance exagérée chez les Allemands ». Tout en louant les « réussites » telles que le cas de Max Reinhardt , il situe Piscator nettement parmi les « échecs » pour avoir subordonné les questions esthétiques aux doctrines politiques. Se recommander d’une ligne politique pour mobiliser les masses populaires, c’est oublier, affirme-t-il, « qu’il n’y a qu’un théâtre populaire et c’est celui où l’on joue de bonnes œuvres ; on oublie que Shakespeare se joue encore dans les quartiers populaires de Londres et que c’est pour ce public qu’il écrivait. Il y a un public pour le théâtre […] et c’est un public de vignerons et de paysans qui applaudit Eschyle à Orange. Celui qui se passionne pour le guignol – celui qui a suivi Jacques Copeau dans l’effort qu’il a fait pour que le théâtre français renaisse 6. »
Camus ne reviendra pas sur son jugement négatif quant à cette tentative théâtrale qui pour lui a fait faillite. A tel point qu’il s’étonnera – il s’indignera même – lorsqu’en 1955 la revue Théâtre populaire consacrera un numéro spécial à Brecht et aux travaux du Berliner Ensemble, avec un éditorial retentissant de Roland Barthes et un article dithyrambique de Bertrand Dort. Pour lui-même il note :
« On ne peut mieux démontrer l’ignorance de toute expression théâtrale, le néant de toute cette tentation . […] La distanciation ne revient qu'à détruire toute tradition, toute universalité pour faire du spectateur un esprit ennemi . Quant à la scène, elle y fait disparaître grandeur et vérité humaine, pour y faire régner le pédagogue, le didactisme, l'enseignement du dogme, qui est le contraire de la vérité . Le dogme lui-même est d'ailleurs négatif . C'est la représentation du nihilisme 7. »
En public il se contente d’affirmer, devant des auditeurs à Athènes en avril 1955 : « de nos jours le théâtre de propagande n'est rien d'autre que la résurrection du mélodrame 8 ». Il attendra jusqu’en 1958 pour déclarer dans un interview à France-Soir qu’il est « pour la participation totale et non pour l’attitude critique. Pour Shakespeare et le théâtre espagnol. Et non pour Brecht 9 ». Retraçant sa propre carrière théâtrale depuis ses débuts avec le Théâtre du Travail, il observe : « J'ai d'abord voulu faire du théâtre d'agitation, directement. Ensuite, j'ai compris que c'était une voie fausse. En somme, j'ai commencé par où on veut nous faire finir aujourd'hui 10. » C’était tourner le dos à un courant qui, notamment avec les productions de Roger Planchon, devait exercer une influence dominante sur le théâtre français de l’époque.
Au début de sa carrière, Camus lisait Jarry et Apollinaire dont les écrits devaient alimenter ce qu’on appelerait bientôt le théâtre de l’absurde. Camus, théoricien de l’absurde, aurait dû se sentir des affinités avec cette révolution scénique. Il est de fait qu’en mars 1943 c’est Camus le régisseur et metteur en scène lors de la lecture publique chez Leiris de la pièce de Picasso Le désir attrapé par la queue, où jouent Sartre, Beauvoir, Queneau, Valentine Hugo (épouse de Jean Hugo, créateur des décors pour Les Mariés de la Tour Eiffel et pour l’Orphée de Cocteau), devant des spectateurs qui se nommaient Barrault, Salacrou, et Maria Casarès, entre autres. Camus frappe les trois coups, lit des notes concernant le décor et les indications scéniques, fait preuve d’une grande familiarité avec le théâtre surréaliste et ses antécédents 11. On sait qu’il s’est essayé à un épisode ubuesque dans Caligula, où l’empereur fait passer les sénateurs « à la trappe », en quelque sorte 12. Bientôt, dans L’Etat de siège, il prévoit pour le Maire un « Discours drôle scène Ubu » et il fera de Nada le protagoniste de quelques scènes jarryesques 13. La Peste parle parfois avec des accents du père Ubu. Qui plus est Paul Chevalier, ami et ancien camarade du Théâtre de l’Equipe , dont Camus se vante d’avoir fait naître la vocation théâtrale, jouera dans Les Chaises dès 1952. Et en 1959, lorsqu’il répondra à la question « Pourquoi je fais du théâtre», il évoquera « notre ami Ionesco » en citant le titre de sa pièce Amédée ou comment s’en débarrasser, monté pour la première fois en 1954 14. Il convient d’ajouter que Camus semble avoir su reconnaître une veine théâtrale pareille à celle qu’exploite ici Ionesco, en adaptant pour la scène Un cas intéressant, de Dino Buzzati, monté en 1955 par Georges Vitaly (qui avait joué Hélicon dans Caligula). Camus se félicite de retrouver chez l’auteur italien l’empreinte de Kafka 15. Mais l’écrivain français, qui sait si bien manier le ton narquois, de L’Impromptu des Philosophes à La Chute, semble finalement s’être méfié du théâtre de l’absurde. Pour lui l’absurde est moins un point d’arrivée qu’un point de départ, une intuition à dépasser au lieu de s’y complaire. Il déclare qu’il faut « en finir avec la dérision qui ne peut être qu'une étape 16 ».
Autre forme théâtrale qui réussissait à l’époque : le « théâtre de situations » prôné par Sartre et que celui-ci illustra notoirement, des Mains sales (1948) aux Séquestrés d’Altona (1959). Or, Camus s’oppose à cette conception du théâtre depuis le début de sa carrière. « Un seul sentiment qui marche sans arrêt vers sa fin, c’est le propre des grandes œuvres » , déclare-t-il, comme on le sait, dans son article-manifeste « Jean Giraudoux ou Byzance au théâtre » de 1940 17. C’est une formule qu’il avait déjà notée telle quelle dans le manuscrit dont nous avons parlé tout à l’heure. Et dans ce manuscrit il ajoute cette phrase capitale : « Il ne faut pas des situations mais des caractères 18. » Tout porte à croire qu’il s’appuie ici sur des textes de son « seul maître » Jacques Copeau 19, textes qu’il relira de près en 1952 au moment où la polémique avec Les Temps modernes éclate et le « théâtre de situations » fait fortune à Paris avec Le Diable et le bon Dieu. Dans des remarques des Carnets Camus note : « Brunetière plaidait déjà comme Sartre pour le théâtre de situations contre le théâtre de caractères. Copeau réglait alors la question en une phrase : ‘La situation vaut ce que valent les caractères.’ 20»
Le voilà donc qui s’isole non seulement du point de vue de la politique et de l’idéologie mais également en ce qui concerne l’esthétique du théâtre. Rappelons, en outre, que dix ans auparavant on lui avait ravi la possibilité de démontrer sur une scène parisienne ce dont il aurait été capable. Sans doute l’expérience d’être éconduit avait déjà de quoi le blesser . Peut-être se sent-il marginalisé depuis. Dans les Carnets de 1954 on lit l’ébauche d’un dialogue satirique qui met l’apprenti dramaturge aux prises avec le critique soucieux des « lois » du théâtre : « Si j’ai bien compris, Monsieur, il me faut suivre avec ponctualité des lois que ni Echyle, ni Shakespeare, ni Calderon, ni Corneille, ni enfin aucun des grands génies dramatiques ne se sont pas retenus de violer 21 ». Vers cette époque Camus tente de retourner au théâtre en posant sa candidature à la direction du théâtre Récamier 22. Mais bientôt il aura l’occasion de prendre sa revanche, ce qu’il fera en se substituant à Marcel Herrand pour le Festival d’ Angers en 1953. Il y mettra en scène, suivant en partie le conseils de Herrand (qui avait monté Le Malentendu en 1944) La Dévotion à la Croix et Les Esprits. Ce sera un triomphe que la presse rebaptisera «Un festival Albert Camus ». «Le festival d’Angers confirme la vocation théâtrale d’Albert Camus», titre Arts et spectacles 23 ; Morvan Lebesque, pour sa part, annonce qu’après ce triomphe «Camus devrait abandonner les idées pour le théâtre 24».
C’est à partir de ce moment, dirait-on , que Camus trouve l’assurance de frayer son propre chemin vers la scène parisienne. Fin 1954 il se met à préparer l’adaptation de Requiem pour une nonne, première mise en scène signée Camus à être présentée sur un théâtre de Paris. « J'ai décidé au moment où j'adaptais Requiem que je reviendrais tout à fait à la mise en scène 25 , » déclare-t-il. Au cours de 1955 on remarque qu’il se plonge dans des lectures importantes de théoriciens du théâtre. Les notes que nous avons publiées dans l’édition de la Pléiade sous le titre « Sur le théâtre » témoignent d’une volonté de systématiser sa propre conception du théâtre et de la mise en scène en recourant à des textes de Stanislavski et de Copeau en particulier. Il est vrai qu’il s’oppose ici à certains aspects fondamentaux des théories de Stanislavski : « Ça ne tient pas debout », dit-il à propos de l’hostilité de Stanislavski envers la théâtralité 26. On constate également que Camus prend ses distances avec beaucoup de praticiens et dramaturges contemporains. Le ton d’une remarque qu’il ajoute à la prière d’insérer des Justes en 1955 est peut-être typique :
« Bien que j’aie du théâtre le goût le plus passionné, j’ai le malheur de n’aimer qu’une seule sorte de pièces, qu’elles soient comiques ou tragiques. Après une assez longue expérience de metteur en scène, d’acteur et d’auteur dramatique, il me semble qu’il n’est pas de théâtre sans langage et sans style, ni d’œuvre dramatique valable qui […] ne mette en jeu le destin humain tout entier dans ce qu’il a de simple et grand [...] La « psychologie », en tout cas, les anecdotes ingénieuses et les situations piquantes, si elles peuvent souvent m’amuser en tant que spectateur, me laissent indiférent en tant qu’auteur 27. »
Force est de reconnaître que Camus ne se retrouve guère dans beaucoup de la production théâtrale de son époque. Mais s’il se montre hostile à de telles entreprises dans les années 1950 il reste fidèle, en fait, à des principes qu’il avait énoncés dès la fin des années 1930. Dans l’article sur Giraudoux comme dans les notes manuscrites qui en constituent effectivement la matrice on rencontre les mêmes idées qu’il s’évertuera à mettre en œuvre dès qu’il disposera d’une scène en France. Il refuse la psychologie et le faux naturel favorisé par le cinéma. Il prise par-dessus tout le côté élémentaire des sentiments qui, pour lui, fait la noblesse du théâtre. Il affirme l’importance capitale de la dimension charnelle dans ce théâtre qu’il définit comme « Une histoire de grandeur racontée par des corps 28 » . Selon lui l’art suprême du comédien consiste à « rester vrai tout en jouant large 29 », tandis que le metteur en scène doit « donner la première place au texte 30 ». Tous ces principes, il les énonce et les souligne notamment dans son «Interview à Paris-Théâtre» (1957), et l’émission « Pourquoi je fais du théâtre» (1959).
Mais surtout, en 1955, dans sa conférence d’Athènes, Camus développe sa conception de la tragédie, conception qui en fait se dessine en filigrane dans toute sa production dramatique. Il est à noter que dans cette conférence figure une longue citation de Copeau qui représente à la fois un retour aux sources et un défi lancé au théâtre contemporain qui selon Camus risque de retomber dans les travers que Copeau avait dû balayer pour lancer son célèbre « Essai de rénovation dramatique » en 1913. Faire table rase est un peu ce que Camus cherche à faire aussi, car ses ambitions ne sont guère compatibles, dirait-on, avec ce qu’il trouve sur la scène de son époque. Il sera toujours prêt à dénoncer ce qu’il appelera bientôt « ces entreprises à grand succès […] qu’on peut voir sur nos scènes parisiennes et qui me soulèvent le cœur 31. » En somme, affirme-t-il : « Nous vivons une époque hautement dramatique qui n’a pas encore de théâtre 32 » .
Le beau succès de Requiem pour une nonne , qui tint l’affiche à Paris pour deux ans à partir de 1956, donna raison aux idées de Camus. Jean Vilar , confrère admiratif, apprécia surtout le travail du metteur en scène:
« Son travail sur le Requiem m'émerveilla. Pour de multiples raisons, certes. Mais celle qui m'obséda et reste encore toute fraîche dans ma mémoire, ce fut la très subtile conduite des acteurs. […] Au hasard des rencontres, soit à Paris, soit à Avignon, je l'écoutais. Et très attentivement. Il connaissait parfaitement bien notre métier, notre destin. A la vérité, il était comme amoureux de nos humeurs, de nos gasconnades aussi bien que de nos inquiétudes 33. »
À partir de Requiem, Camus est sûr de lui. « Je continuerai à l’avenir à diriger les répétitions de mes futurs ouvrages, car les problèmes techniques de la scène avec ceux de la tragédie moderne sont les seuls qui m’intéressent 34, » dit-il. Mais il lui faut son propre théâtre pour poursuivre ses expériences. « J’aimerais mieux avoir un théâtre à moi, » annonce-t-il en 1957, vœu qu’il réitère l’an suivant. « J’ai une idée, bien précise, de ce qu’est le théâtre, de ce que doit être le jeu des acteurs. J’aimerais faire vivre mes conceptions 35. »
Cette conception du théâtre, il aura à nouveau l’occasion de la mettre à l’épreuve, dans son adaptation des Possédés, qui éblouira le public au début de 1959. Phénomène peut-être aussi important, ce spectacle permettra à Camus de liquider un différend larvaire en lui entre l’écrivain et le metteur en scène, conflit qui avait fait obstacle au libre épanouissement de ses ambitions scéniques. Longtemps, Camus avait craint que le théâtre ne l’empêche d’écrire : « Je ne le crois plus », affirme-t-il à présent 36 . En fait il en était venu à comprendre que de la rencontre entre le dramaturge et l’homme de théâtre pouvait sortir pour lui un nouveau genre de création personnelle :
« Je crois […] au spectacle total, conçu, inspiré et dirigé par le même esprit, écrit et mis en scène par le même homme, ce qui permet d’obtenir l’unité du ton, du style, du rythme […] Je n’ai pas l’impression d’avoir écrit une adaptation, mais monté un spectacle complet 37. »
Or, selon les termes d’un décret en date du 27 juillet 1959, André Malraux, devenu ministre de la Culture, est chargé de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, et de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent ». On sait que dans le cadre de cette mission Malraux mit en place un programme de réforme théâtrale qui devait le voir accorder notamment l’Odéon à Jean-Louis Barrault et le théâtre Récamier à Jean Vilar.
Camus, qui avait groupé autour de lui ce qu’il appelait sa « cellule dramatique volante 38 », voyait soudain s’ouvrir devant lui la perspective d’avoir une scène à Paris et l’occasion de créer un « Théâtre Nouveau ». Il dresse une proposition qu’il soumet au ministre pour avoir les subventions nécessaires. Déjà au mois d’août le critique anglais Kenneth Tynan proclame dans The New Yorker « Albert Camus will have a theatre of his own 39.» Désormais Camus pourra donc travailler sur un pied d’égalité en tant qu’homme de théâtre aux côtés de Vilar, Barrault, Planchon. Imaginons le beau dialogue qui s’annonce...
D’après un document officiel daté du 29 décembre 1959, une semaine avant la mort de Camus, le théâtre de l’Athénée lui est promis et les crédits débloqués. « Albert Camus aurait une complète liberté tant quant au choix du répertoire et des interprètes que quant à l’administration propre des spectacles 40, » est-il précisé. On rapporte même que André Malraux, alors Ministre de la Culture, devait rencontrer Camus au cours de janvier 1960 pour mettre la touche finale au projet. Ce sera le dernier de ces rendez-vous manqués que nous avons à regretter.
David H. Walker
[Texte paru dans Autre ‘Sud’ n°44 : Albert Camus, mars 2009, pp. 26-34.]
1 « Interview à Paris-Théâtre », IV, p. 577. Les références en chiffres romains renvoient aux différents tomes de la nouvelle édition des Œuvres complètes de Camus dans la Bibliothèque de la Pléiade.
2 Sur leThéâtre du Travail et le Théâtre de l’Equipe, voir la « Notice» de Jacqueline Lévi-Valensi et Raymond Gay-Crosier I, pp.1430-3.
3 Voir la lettre d’août 1936, citée ibid., p. 1434.
4 Voir la lettre à ce sujet qu’il écrivit de Salzbourg le 26 juillet 1936, citée ibid., p. 1434.
5 Voir Raymond Gay-Crosier, Les Envers d’un échec, étude sur le théâtre d’Albert Camus, Lettres modernes Minard, 1967, pp. 33-4, 24.
6 « Théâtre et théâtre », 6 feuillets manuscrits, Fonds Camus Aq1-01.02.
7 « Sur le théâtre », IV, p.1128.
8 « Sur l’avenir de la tragédie », III, p. 1115.
9 « Interview à France-Soir », IV, p. 651.
10 « Interview à Paris-Théâtre », IV, p. 579.
11 Voir Olivier Todd, Albert Camus, une vie, Gallimard, 1996, pp. 338-9.
12 Anne Greenfeld, « Camus’ Caligula, Ubu and the surrealist rebel », Romance Notes, XXV , 2 (winter 1985), pp. 83-9.
13 Voir II, pp. 1211, 1216.
14 « Pourquoi je fais du théâtre » , IV, p. 604.
15 « Le cheval Dino Buzzati », IV, p. 693.
16 « Interview à France-Soir », IV, p. 650.
19 Voir « Copeau, seul maître », IV, pp. 615-6. On sait que Camus avait fondé le Théâtre du Travail sous le signe de Copeau (« Interview à Paris-Théâtre, IV, p. 577 ; voir I, p. 1438), envers qui il reconnaît « notre dette inépuisable » (« Sur l’avenir de la tragédie », III, p. 1114).
20 Carnets 1949-1959, IV, p. 1147-1148. Il s’agit des textes suivants de Copeau : « Monsieur Paul Hervieu et l’art dramatique », Critiques d’un autre temps, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1923, p. 66-75 (p. 69 pour la citation de Brunetière et pour la réfutation de Copeau).
21 Ibid., IV, pp. 1186-7.
22 H. Lottman, Albert Camus, Le Seuil, 1978, p. 525.
23 Arts et spectacles, 12-18 juin 1953, p. 1.
24 Carrefour, 24 juin 1953.
25 « Interview à Paris-Théâtre », IV, p. 580.
26 « Sur le théâtre », III, p. 1126.
28 « Interview à Paris-Théâtre », IV, p. 581.
29 « Angers. Festival Marcel-Herrand » , III, p. 910.
30 « Un ‘Nouveau Théâtre’ », IV, p. 652.
31 « Pourquoi je fais du théâtre », IV, p. 610.
32 Interview au Monde, 31 août 1956, III, p. 845.
33 Jean Vilar, ‘Camus régisseur’, Hommage à Camus, NRF Gallimard, 1967, pp. 112-4 (p. 112).
34 Interview à Franc-Tireur, 6 septembre 1956, III, p. 848.
35 « Interview à Paris-Théâtre », IV, p. 580. Voir également « Interview à France-Soir », IV, p. 650.
36 « Interview à Paris-Théâtre », IV, p. 580 ; « Pourquoi je fais du théâtre », IV, pp. 608-09.
37 « Pourquoi je fais du théâtre », IV, p. 609 et p. 1492, variante.
38 « Interview à France-Soir », IV, p. 650.
39 «The Theatre Abroad: France», The New Yorker, August 1, 1959, p. 42.
40 « Un ‘Nouveau Théâtre’ – ‘Note confidentielle à l’intention de Mme Grammont’ », IV, p. 656.