Association de lalogoRégie Théâtrale

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Installation en France, premiers succès

Il faudra attendre mai 1942 pour que M. et Mme Ionesco aient enfin une adresse en France. C’est en zone libre, à Marseille qu’ils s’installent . Les difficultés financières sont pesantes, mais ils sont jeunes et pleins d’espoir. Ils font la connaissance de poètes provençaux Jean Ballard, Jean Tortel et à travers eux découvrent tout le charme de la Provence. En 1944, leur bonheur est à son comble, ils vont avoir un enfant. Afin que cette naissance se passe le mieux possible, Rodica décide de faire, en juin, une cure à Vichy. Imprudente, elle se promène à bicyclette et chute. Marie-France naît prématurément. Eugène resté à Marseille apprend la nouvelle par la Croix-Rouge. Il en oublie toute la philosophie du monde.

À la fin de la guerre, les Ionesco se fixent définitivement à Paris. La misère est menaçante. Pour subsister, Eugène s’attelle à des traductions d’auteurs roumains et tout particulièrement aux œuvres du poète Urmus, précurseur des Surréalistes. Il suit de près les nouvelles venant de Bucarest. Il aurait aimé que son pays, débarrassé du nazisme,  redevienne une nation démocratiquement libre, or il n’en est rien, la dictature stalinienne est en train de s’installer  en Roumanie. À la demande d’un ami journaliste, resté sur place, Ionesco lui envoie un article intitulé Lettres de France, dans  lequel il dénonce la xénophobie des futurs dirigeants :  «... émanation de ce que la Roumanie avait de plus sordide, l’armée, la police et les popes avides et athées » Au cours d’un procès, il  est condamné par contumace à six ans de prison. Il ne retournera donc plus à Bucarest pendant de longues années et se fera naturaliser Français.

À Paris, la situation du ménage ne s’améliore pas. Eugène se fait correcteur pour des épreuves aux éditions juridiques et médicales et ne rechigne pas accepter un poste de manutentionnaire chez Ripolin. En rentrant chez lui, le soir, pour se purger la tête, il prend plaisir à relire ses anciens écrits et retrouve des notes datant de plusieurs années: « J’eus l’idée un beau jour de mettre, l’une à la suite de l’autre, les phrases les plus banales, faites de mots les plus vides de sens, des clichés les plus éculés que j’ai dû trouver dans mon propre vocabulaire, dans celui de mes amis ou d’une manière plus réduite dans les manuels de conversations étrangères ». 4 5 Sans doute ces phrases auraient-elles fini au panier si Ionesco n’avait pris connaissance des «Exercices de Style » de Raymond Queneau. Mais il les avait lus et se disait qu’après tout ses élucubrations n’étaient pas plus extravagantes que celles de son futur confrère : « J’avais une intention très précise de faire une parodie de pièce. C’est pour cela que j’avais mis en titre « Antipièce »(...). Un jeune metteur en scène 6 , dans les mains duquel tomba tout à fait par hasard ce texte, considéra que c’était une œuvre théâtrale. Bataille en fit un spectacle : nous lui donnâmes pour titre La Cantatrice Chauve. 7 Et pourquoi Cantatrice chauve ? Tout simplement parce qu’au cours d’une répétition, alors qu’auteur et metteur ne se mettaient pas d’accord sur le nom de la pièce, le comédien qui jouait le rôle du pompier oublia son texte et au lieu de citer une cantatrice BLONDE il annonça une cantatrice CHAUVE. « Euréka s’écria Ionesco, le titre de ma pièce est trouvé ».

Pierre Leiris, directeur d’un petit théâtre, rue Champollion, prête sa salle. Les comédiens, tous des élèves de cours dramatiques, qui ne sont jamais montés en scène, sont heureux de faire leurs débuts. L’un d’eux connaît un brocanteur du Village Suisse il lui emprunte trois quatre petits meubles, Nicolas Bataille, ancien assistant de E. Autant et de Louise Lara est un ami de leur fils Claude, celui-ci vient de terminer le tournage d’Occupe toi d’Amélie et fournit quelques costumes.

Ainsi sans argent, sur la scène des Noctambules, le 16 mai 1950, à 18h, (horaire inhabituel), 8 le rideau se lève sur La Cantatrice Chauve, personnage aussi invisible que le fut en son temps l’Arlésienne. Tandis qu’une pendule anglaise sonne dix-sept coup, Mme Smith entame la conversation tandis que M. Smith qui lit son journal. : « -Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise... ».

La salle est vide ou presque. Comment faire de la publicité sans dépenser un sou ? Dès le lendemain, l’auteur, le metteur en scène et les comédiens se transforment en hommes-sandwichs et déambulent boulevard Saint-Michel ayant sur le dos l’affiche du théâtre.

Le sauveur apparaît, c’est Raymond Queneau qui assiste au spectacle et en sort enthousiaste. Il informe Jacques Lemarchand, Jean Tardieu, Armand Salacrou et Marcel Duhamel. Grâce à ce découvreur opportun les cinquante personnes qui font le Tout - Paris littéraire sauront dorénavant qu’un auteur étrange, indéfinissable, intéressant est apparu dans une petite salle de la rue Champollion.

À la suite de cette expérience inespérée, Ionesco rencontre Arthur Adamov, Luis Bunuel, mais aussi André Breton, Philippe Soupault et autres poètes surréalistes qui le considèrent désormais comme l’un des leurs. Entraîné dans ce tourbillon de rencontres, de conversations, de projets, Ionesco se laisse convaincre par Nicolas Bataille et accepte de jouer la comédie. En août 1950, il interprète le rôle Stepan Trodimovitch dans l’adaptation des Possédés, au théâtre de l’Œuvre. Mais, il est temps de se reprendre, pense-t-il : « l’invraisemblable et l’insolite sont mon univers ». Les exhibitions et les parlotes ne sont pas dans son programme. Ionesco rencontre alors un jeune comédien courageux Marcel Cuvelier, prêt à se lancer dans l’aventure. Il lui confie sa deuxième pièce La Leçon. Interviewé, Ionesco s’explique : « ( C’est ) l’histoire d’un grand érudit du siècle qui a l’habitude d’assassiner ses jeunes étudiantes à la fin de son cour. C’est une manie répréhensible assurément, mais les services que notre savant rend à la science sont si importants qu’on ne lui en tiendra pas rigueur ». 9

4 La Méthode Assimil, très en vogue dans les années 1945-1950
5 Ionesco , auteur Simone Benmussa collection Théâtre de tous les Temps, édition Seghers.
6 Nicolas Bataille
7 Ionesco, auteur Simone Benmussa
8 La pièce s’arrête en juillet 1950. Elle sera reprise avec La Leçon au théâtre de la Huchette d’octobre 1952 jusqu’en avril 1953. Les deux pièces, seront définitivement à l’affiche depuis cette date, ne connaîtront plus d’interruption
9 Arts 10 octobre 1952

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