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Le Théâtre aux Armées

par Séverine Mabille

Séverine Mabille

( Séverine Mabille signe dans le mensuel Rappels les articles consacrés à l’histoire du théâtre. Elle a également collaboré à divers ouvrages comme Le dictionnaire international du bijou, Phèdre : Le choix de l'absolu ou Suzanne Lalique-Haviland, Le décor réinventé. Conférencière et Chargée de missions dans plusieurs musées, elle a aussi mis en scène quelques correspondances dans des “ lieux de mémoire ”. Elle travaille aujourd’hui avec des comédiens ou des metteurs en scène comme Anne Delbée. )

 

 

Scène(s) de Guerre

Pendant la Grande Guerre, malgré l’horizon plus sombre que le bleu des capotes militaires, on fit aussi du théâtre : des scènes parisiennes aux tranchées, Comédiens et poilus participèrent à l’effort de guerre en montant sur les planches.

Affiche du Théâtre aux armées

La liesse, exacerbée par le désir de voir l’Alsace-Loraine retrouver le giron de la patrie, déborde les gares lors du départ des premiers soldats en août 1914. Entre deux accolades, on murmure : « Tu seras de retour pour Noël. » La fleur arborée au fusil fanera dans les tranchées bien avant ce premier réveillon. Il inaugurera quatre longues et terribles années, un chemin de croix (de bois) dont chaque station portera un nom encore signifiant aujourd’hui : la Marne, le Chemin des Dames ou Verdun…

La première réplique : « Sergent, quelles sont ces tombes ? » du drame de Claudel, La Nuit de Noël de 1914, semble annoncer une hécatombe au cours de laquelle on trouvera encore la force de rire, de sourire, de pleurer, de trépigner et d’applaudir une fois l’ultime tirade lancée.

Dès l'année suivante, quelques soldats, cantonnés sur le front de l'Argonne, détournerons les plus beaux vers de Cyrano pour témoigner de leurs conditions de vie :

Ce sont les poilus de l'Argonne
Qui frappent double chaque coup.
Ils sont terrés depuis l'automne
Nos braves poilus de l'Argonne
Dans les bois tout comme des loups.
Mais dès qu'arrivent dans leur zone
Les affreux mangeurs de saindoux,
Faut voir les poilus de l'Argonne
Qui frappent double à chaque coup.

Si les théâtres sont fermés, ils rouvriront progressivement jusqu’en février 1915, comédiens et directeurs se mobilisent dès le début du conflit. Le 28 septembre, Sacha Guitry, réformé, organise à Deauville un gala de bienfaisance au profit des blessés : Camille Saint-Saëns s’offusque d’être cité sur l’affiche derrière le célèbre comique troupier Polin jugé plus attractif ! Les sociétaires du Français, voulant participer au « grand mouvement de solidarité national » sollicitent les couturières de la Maison afin de confectionner des équipements distribués aux militaires. Ils donnent également des lectures dans les mairies parisiennes. Mounet-Sully endosse la douleur de la France comme celle d’Œdipe, son rôle le plus emblématique :

Melpomène et Thalie, à leurs devoirs fidèles,

Dans la joie ou le deuil, lancent les grandes voix ;

L’âme de la Patrie en chants s’exhale d’elles

Pour remonter les cœurs aussi haut qu’autrefois.


Félix Mayol, dans un genre nettement moins tragique, houppe fièrement dressée et brin de muguet à la boutonnière, entonne, malgré quelques réticences administratives, La Paimpolaise, Viens poupoule ! À la cabane bambou (dans la plus pure tradition colonialiste) sans oublier La Marseillaise afin de ragaillardir les blessés.

Mayol aux armées
Félix Mayol

Comme en témoignent ces mots délicieusement désuets d'Édouard Herriot : « Le long de votre chemin vous mettez au cœur du soldat français cette gaîté qui est la fleur charmante du courage. Une chanson suffit au soldat français, pourvu qu'elle ait des ailes, et la chanson de notre temps, c'est vous qui l'avez le mieux exprimée. » Une bluette pour conjurer l'indicible. Le Grand Théâtre de Toulon, transformé en ambulance, est rapidement complet. Le chanteur met alors à sa disposition quelques chambres de son Clos Mayol et son jardin. Réjane, tout en consultant les communiqués entre deux actes de Madame Sans-Gêne, agira pareillement en installant, et maintenant à ses frais, une cantine pour les convalescents dans sa villa de Hennequeville dans le Calvados.

Le Zeppelin avait beau jeter un voile sombre, à faire pâlir le père fouettard, sur l'imaginaire collectif ; le théâtre était pour les civils comme pour les poilus un dérivatif salutaire. Colette décrira les parisiens, trompant leur inquiétude, en attendant ce terrible Zeppelin : « Paris consent à baisser le gaz, à tirer ses rideaux, à tendre ses vitres de papier huilé, de toile ou de soie, mais c’est par pure gentillesse, parce qu’on lui a demandé bien poliment. Il s’ennuie derrière ses persiennes. » À quelques encablures du front, à l’endroit où le cœur fait « dum-dum », l'armée organise elle-même des représentations : Les comédiens, tragédiens, fantaisistes, équilibristes, clowns, illusionnistes sont réquisitionnés d’office. Les permissionnaires reviennent leurs besaces chargées de brochures et de partitions. On copie les rôles dans la « guitoune » à la faible lueur d'une « pétoche ».

théâtre aux armées : Carte postale datée de 1917
Carte postale datée de 1917

Courteline et Tristan Bernard seront parmi les plus joués. La gaieté de l'escadron étant de rigueur pour extirper toute velléité de rébellion ! Le spectacle voulu comme antidote après les mutineries, réprimées avec la plus grande sévérité. En 1917 donc, l'organisation des Théâtres du Front s'installe rue d'Alésia à Paris et distribue un matériel conçu de façon à être facilement transportable et à pouvoir être installé dans une baraque : un plateau démontable avec des chevalets, un décor et des portants, un manteau d'Arlequin, cinquante bancs pliants et quelques lampes à acétylène destinées à l'éclairage de la salle et de la scène. Pour les costumes, on fait appel aux bonnes volontés ou à quelques « pognonistes » trop heureux de solder la facture.

Théâtre aux armées

Charles Dullin, monté au front en 1915, lit, de retour de la tranchée, L’Avare, Macbeth ou Les Revenants à sa chambrée. Il monte dans la foulée un spectacle en trois parties : deux pantomimes, deux tableaux et une farce. Dullin dirige, curieux des lazzi de ses acolytes qui brodent sur ses canevas à la façon des comédiens de la Foire. Quant à Louis Jouvet, il répond à une lettre de Copeau au milieu d'une canonnade qui l’amène à « rêver aux bruits de coulisses » pour le 5eme acte de Dom Juan.  Il note fiévreusement des idées de machineries ou de scénographies, construit le théâtre de demain songeant sans cesse à son cher Vieux-Colombier. Confronté à une banale scène hâtivement montée dans une salle de patronage, un patriotisme grandiloquent l’emportant largement sur la rigueur, il s'insurge : « Tout cela est mal réglé... Ils auraient besoin d'un régisseur. »

Un an avant l'officialisation du Théâtre au Front, Émile Fabre, administrateur de la Comédie-Française, avait fondé le Théâtre aux Armées, secondé par Alphonse Séché, dans le but « d'offrir, avec le concours gracieux des meilleurs artistes, des représentations théâtrales aux soldats du front ». Dans les programmes se côtoient les noms des plus grandes salles : la Comédie-Française, le Théâtre Antoine, le Théâtre Michel, le Palais-Royal, l'Odéon, le Théâtre de la gaieté, l'Opéra... Sarah Bernhardt, à peine amputée, se joint aux tournées harassantes, pelotonnée dans sa petite chaise à brancards  « souriant à tous les regards pour qu'on n’ose pas avoir pitié ! ».

Sarah Bernhardt
Sarah Bernhardt

La talentueuse Béatrix Dussane l’accompagne, elle dépeindra l'impatience des soldats attendant que la toile monte enfin : « Elle le sent, elle frémit, cette salle lui tient plus au cœur que ne fit jamais public de grande première. Elle vibre toute et sur un rythme qui monte comme la sonnerie de la charge, elle déploie les apostrophes héroïques comme on plante un drapeau sur une position conquise ; elle évoque tous les morts glorieux de notre race et les range aux côtés des combattants d’aujourd'hui. Quand, sur son cri final : « Aux armes ! » la musique attaque La Marseillaise, les trois mille Gars de France sont debout et l’acclament en frémissant. » Elle conclura : « De toute les Sarah, celle qui me semble la plus grande, c'est cette vieille femme de génie qui s'en était venue cahin-caha dans sa petite chaise et sur sa pauvre jambe, donner son cœur flamboyant et son vaillant sourire aux pauvres gens qui souffraient pour nous. »

Les trois coups frappés sur ces scènes improbables préluderont souvent ceux qui faucheront nombre de soldats. Rostand, éprouvé par la guerre, formulera dans Le vol de La Marseillaise une émouvante supplique : « Ne plus voir ce sang inutile et vermeil que rien n’éponge. »

Pourtant ...

 

Séverine Mabille
avec son aimable autorisation

 

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