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Bérénice (s)

par Séverine Mabille

Séverine Mabille

( Séverine Mabille signe dans le mensuel Rappels les articles consacrés à l’histoire du théâtre. Elle a également collaboré à divers ouvrages comme Le dictionnaire international du bijou, Phèdre : Le choix de l'absolu ou Suzanne Lalique-Haviland, Le décor réinventé. Conférencière et Chargée de missions dans plusieurs musées, elle a aussi mis en scène quelques correspondances dans des “ lieux de mémoire ”. Elle travaille aujourd’hui avec des comédiens ou des metteurs en scène comme Anne Delbée. )

 

Bérénice, comme Phèdre, est l'archétype de l'héroïne racinienne qui porte sa passion jusqu'à l’embrasement. Chaque comédienne qui l'interprète, depuis sa création au XVIIe siècle, transcende ce rôle mythique.

Madame, Henriette-Anne d'Angleterre, belle-sœur de Louis XIV, passait, légitimement, pour une protectrice avisée des arts. Molière lui avait dédié L'École des femmes : « La matière, Madame, ne saute que trop aux yeux ; et de quelque côté qu'on vous regarde, on rencontre gloire sur gloire, et qualité sur qualité ». Racine lui rendait hommage dans la préface d'Andromaque : « On savait que votre Altesse Royale avait daigné prendre soin de la conduite de ma tragédie. On savait que vous m'aviez prêté quelques unes de vos lumières pour y ajouter de nouveaux ornements. » Alors l'hypothèse d'abord retenue, puis rejetée et enfin discutée en fit l'instigatrice de la confrontation entre les deux plus grands poètes de son temps : Corneille et Racine. Elle aurait donné à chacun, à l'insu de l'autre, le même sujet : les amours malheureuses de Titus et de Bérénice. Voltaire assure que ce choix n'était pas anodin : la duchesse d'Orléans souhaitait rappeler les sentiments qu'elle portait au Roi et « le goût vif de ce prince pour elle.» Mais peut-être se remémora-t-elle les larmes de Marie Mancini, nièce de Mazarin, qui fut la première passion du monarque ? Louis Racine, fils de Jean, dans ses Mémoires, accrédite l'intervention de Madame : « Une princesse fameuse par son esprit et par son amour de la poésie, avait engagé les deux rivaux à traiter ce même sujet. »

Quoi qu'il en soit, les deux dramaturges travaillent à une nouvelle pièce lorsque Madame s'éteint brutalement dans la nuit du 29 au 30 juin 1670 à l'âge de vingt-six ans. Bossuet prononcera son oraison funèbre et cette phrase désormais célèbre : « Madame se meurt, Madame est morte ! » Madame de Sévigné pleure celle qui emporte dans la tombe « toute la joie, tout l'agrément et tous les plaisirs de la Cour. » Racine donne Bérénice à ses comédiens de prédilection, ceux de l'Hôtel de Bourgogne, Corneille apporte Tite et Bérénice à la troupe de Molière dédaignant le Théâtre du Marais sur son déclin. L'Hôtel l'affiche, le 21 novembre 1670, avec Floridor dans le rôle de Titus et mademoiselle Champmeslé dans celui de Bérénice, qu'elle crée « à l'original » selon la formule consacrée à l'époque.

Melle Chammeslé
Melle Champmeslé

Une semaine plus tard, la tragédie de Corneille est jouée par La Thorillière et mademoiselle Molière (Armande Béjart). Robinet, après avoir fait son éloge : « un vrai chef-d'œuvre de l'art, fort suivi et fort loué» atteste du succès de son jeune rival dans sa Gazette du 20 décembre 1670 :

L'excellente Troupe Royal
Joua miraculeusement
C'est à dire admirablement
Son amoureuse Bérénice

Racine avait écrit cette tragédie non seulement pour la femme qu'il aimait, mais aussi pour l'ardente interprète à qui il apprend, lui-même, le rôle. Les Entretiens Galants se font l'écho de sa virtuosité : « Elle sait la conduire avec beaucoup d'art, et elle y donne à propos des inflexions si naturelles qu'il semble qu'elle ait véritablement dans le cœur une passion qui n'est que dans sa bouche (...) elle s'en acquittait si bien qu'on était forcé de verser des larmes, quelque force d'esprit qu'on eût, et quelque violence qu'on se fit sur soi-même. » Mademoiselle Champmeslé rend le rôle en 1694. Après un silence de quelques années, rompu par les interprétations de mesdemoiselles Duclos et Desmares, le rôle est repris par Adrienne Lecouvreur en 1717 et 1724.

Si nous avons peu de témoignages sur son interprétation, hormis l'article du Mercure de France, il souligne «l'exécution admirable des acteurs», nous pouvons nous appuyer sur son sens de l'harmonie poétique pour dessiner une figure tragique, conforme aux desseins de l'auteur. Dans une lettre adressée à un ami, elle confiait qu'elle savait trop par expérience «qu'on ne meurt pas de chagrin». N'est-ce pas là un destin partagé avec la reine de Palestine ? La tragédie est rarement montée, Bérénice souffre toujours d'une réputation de légèreté. Clairon, Phèdre portée à son paroxysme au XVIIIe, ne la considérait pas comme « un rôle fort ». L'abbé de Villars, lors de sa création, dénonçait déjà l'action jugée trop simple « un tissu galant de madrigaux et d'élégie ». Racine avait riposté en arguant que ce n'est pas « une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie, il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées et que tout s'y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ».

Malgré de nombreuses réticences, Rachel paraît dans Bérénice en 1844. Le Théâtre-Français s'investit peu dans cette reprise estimant, comme Jules Janin, qu'elle est devenue « une œuvre impossible au théâtre ». Le décor est un vestige de Caligula de Dumas, mais la comédienne transcende l'indigence scénique par sa grâce de « camée antique ». Théophile Gautier loue « l'accent profondément vrai et pénétré » de son adieu à Titus alors que la Revue de Paris déplore l'exagération de certains gestes, voulant « probablement donné du mouvement à l'action ». L'accueil mitigé vaut à la comédienne les remontrances du Comité. Elle s'insurge contre cette sentence arbitraire et revendique Bérénice comme le chef d'œuvre de Racine : « Si ce n'est au point de vue de l'action dramatique ( toujours le même grief ! ) Du moins au point de vue du style et de la poésie. » La tentative en demi-teintes de Rachel semble vouer la pièce au purgatoire mais en 1893, Julia Bartet la propose à l'administrateur de la Comédie-Française pour commémorer le 254ème anniversaire du poète. Jules Claretie finit par céder devant son insistance mais prédit « qu'ils n'iront pas jusqu'au bout de la pièce tant elle est ennuyeuse. »

Bérénice à la Comédie Française

Paul Mounet reçoit le rôle de Titus, son frère, Mounet-Sully, assure la mise en scène. Gustave Moreau esquisse les costumes et les joyaux d'inspiration orientale. Lors de la reprise six ans plus tard, René Lalique concevra un sublime diadème, typiquement Art Nouveau, alliant camées, ivoire, feuilles d'acanthes et cabochons en émail bleu. Une distribution prestigieuse pourtant la comédienne confessera : « Nous répétions à six heures du soir, quand tout le monde était parti, comme si nous commettions une action coupable ! » Julia Bartet a longuement exposé sa conception du personnage : l'émotion ne naît pas de l'attente du dénouement. Elle ne doit venir que « des souffrances sorties toutes vives du cœur des hommes » et ajoute : « C'est à tort qu'on affadit le rôle de la reine de Palestine qui ne doit pas être joué comme une princesse de Clèves.  » Si depuis sa création, Bérénice était considérée comme un « élégie » difficilement compatible avec le théâtre, la représentation de décembre 1893 la révèle aux spectateurs émus par ces héros dont les pleurs irriguent les alexandrins. Henri de Régnier exhorte ses lecteurs à aller voir Julia Bartet : « Si mélancolique, si tendre et si passionnée, du premier jusqu'au dernier vers qui finit par un : hélas ! Qui est un adieu dans un regret, et qui tombe comme une larme. » En 1922, madame Segond-Weber cristallise cette simplicité « frémissante » en campant une femme « inspiratrice » mais une femme « amoureuse. » Elle se dévoile dans le murmure, à peine audible, de ce vers : « Si Titus est jaloux, Titus est amoureux. »

Gaston Baty, après avoir monté Phèdre, donnera Bérénice, à la Comédie-Française en 1946, avec Annie Ducaux et Jean Yonnel. Un revirement d'autant plus remarqué que dans le Masque et l'Encensoir, publié en 1921, il écrivait : « Les tragédies de Racine sont d'admirables poèmes dialogués » mais il « ne connaît qu'un élément de l'art dramatique : le mot, et lui fait exprimer maintes choses que d'autres éléments exprimeraient aussi bien ou mieux que lui. À quoi bon répéter sous une seconde forme ce que contient déjà le texte ? [...] le mouvement accompagnant la réplique, l'effet diminue parce qu'il se dédouble ; un geste muet aurait une tout autre valeur. Seulement il n'y a de silences qu'au théâtre ; on ne les souffre pas au royaume de Sire le Mot. » Le dispositif scénique de Pierre Sonrel repose sur les ruines imposantes de Rome, les trompettes sonnent à chaque fois que son nom est prononcé. La musique de Rameau souligne une intrigue condamnée pour son « érotisme ». Baty considère l 'anachronisme comme un parti-pris dramaturgique et répugnera toujours à la reconstitution minutieuse. Il pense que le public du XXème siècle serait prêt à accepter que Titus abdique pour Bérénice. Or, le spectateur de 1670, pétri d'absolutisme, réagissait différemment : sans quoi, pas de tragédie, mais « un drame larmoyant ». Le public et les critiques désarçonnés manifestèrent vivement leur hostilité. Le problème, affirme Baty, est de conditionner « le spectateur d'aujourd'hui afin qu'il retrouve devant le chef-d'œuvre la sensibilité du spectateur d'autrefois ».

Jean-Louis Barrault souhaite également renouveler le genre tragique et songe, pour sa mise en scène à Marigny, en 1955, avec Marie Bell et Jacques Dacqmine, établir une correspondance avec le répertoire lyrique. Racine, lui apparaît, comme le plus « musicien des poètes français», il imagine un oratorio où Bérénice serait mezzo-soprano en robe du soir et Titus ténor, en habit. Très vite, il renonce à ce projet qui lui semble « entaché de snobisme » et opte pour Pompéi comme un lieu, esquissé par Leonor Fini, de rencontre entre Rome et Racine : un hexagone rigoureux, recouvert de céramique bistre, sera la plateforme de l'action. Chaque côté est percée d'une porte nue : celle de Titus, celle de Bérénice, celle d'Antiochus. Tout autour de cet espace réduit, le plus grand espace imprécis qui se perd dans la tonalité noir : écran mis à la disposition de l'imagination. Si l'interprétation de Marie Bell est unanimement saluée, le travail du metteur en scène ne suscite guère d'enthousiasme : Barrault s'incline: « Peut-être arriverons-nous à la jouer convenablement dans cinq ou dix ans... »

Klaus-Mikaël Grüber relève le défi à la Comédie-Française, en 1984. Il choisit le récitatif pour porter, jusqu'à la limite de la déchirure, la plainte de l'amour répudié : « une élégie où deux êtres languides survivent encore. » La dualité du décor de Gilles Aillaud préfigure une césure symbolique entre l'orient et l'occident : rouge, pour elle, dôme ouvert sur le ciel, sur son élévation, pour Titus ( Richard Fontana ). Ludmila Mikaël évoquera, pour L'Express en 2008, les répétitions : « Dès lors qu'on avait senti quelque chose de juste, il préférait arrêter pour nous laisser sur une bonne impression. Le refaire, c'eût été le fabriquer. Mais cette Bérénice a été très contestée. Les gens partaient en faisant claquer leurs sièges. »

Lambert Wilson pousse la soumission jusqu'à l'abnégation à Chaillot en 2001. Comment Bérénice l'accepte, comment elle s'y soumet. Dans un no man's land, imaginé par Stéphane Plassier, l'affrontement avec Titus ( Didier Sandre) est rendu plus intemporel, encore, par l'atmosphère déliquescente des  années 30. Wilson offre à Kristin Scott Thomas les mots de Racine : « Elle est pour moi la quintessence de l'intelligence, de la fragilité comme une féminité alliant la force et la violence. Elle est la personnification d'une certaine sensibilité, celle de l'entre deux-guerres. » Lambert Wilson ne peut pas « lâcher » Bérénice et y revient, sept ans plus tard aux Bouffes du nord, dans une perspective rigoureusement classique. Il sera Titus face à Carole Bouquet. Elle sublime un « texte très féminin », drapée, alexandrin par alexandrin, dans une poignante grandeur.

Chaque comédienne qui s'abandonne au rôle de Bérénice se confronte à l'exigence de la passion. Une passion d'autant plus âpre qu'elle se doit, comme dans toute tragédie racinienne, d'être éperdue et perdue. Hélas !

 

Séverine Mabille
avec son aimable autorisation et celle du journal Rappels

A lire

Racine
Thierry Maulnier
Folio essais (1988)

Les premières de Jean Racine
Henry Lyonnet
Librairie Delgrave (1924)

Julia Bartet
Maurice Donnay
Plon (1938)

 

Le diadème de Julia Bartet

Le sublime diadème porté par Julia Bartet, est créé par René Lalique dans un style typiquement Art Nouveau. Ce bijou, en métal repoussé et argenté, est composé de trois parties. Au premier plan, un motif de feuilles, de palmettes et de feuilles d'acanthes, ponctué de cabochons en émail bleu. Au second rang, cinq camées, inspirés par les tâches quotidiennes des femmes romaines, renvoient au destin de Bérénice. Au dessus encore, six figures égyptiennes en ivoire, coiffées de lotus, sont reliées à des ailes déployées. Précédemment, Lalique avait réalisé les lunaires nelumbos (communément appelés lotus) de Cléopâtre, drame de Sardou et de Moreau, et les lys emperlés de La Princesse lointaine de Rostand pour Sarah Bernhardt en 1890 et 1895. Aujourd'hui, l'évolution des matériaux, plus légers, et des techniques, allant de pair avec celle de la mise en scène et de la scénographie, privilégie la liberté corporelle du comédien dans une cohérence esthétique propre à servir la pièce.

Diadème de René Lalique pour Bérénice
Diadème de René Lalique pour Julia Bartet dans le rôle de Bérénice
(photo DR)

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