Mort accidentelle d'un anarchiste

 

    SEIZE ANS plus tard, pas une ride: bien au contraire, le coup de jeune des oeuvres dont on aurait pu craindre qu'elles ne soient de circonstance et qui trouvent leur place dans la grande tradition satirique. Tant mieux pour l'auteur italien Dario Fo, qui s'est décroché entre-temps un prix Nobel de littérature. Tant pis pour les régimes politiques qui se sont succédé, démo-plus ou réplublico-moins, tous labélisés anti-bavures, avo. flics garantis non violents et magistrats plus blancs qu'hermine : pas un seul sous lequel l'incident qui est à l'origine de cette farce dramatique n'aurait pu se produire.

    L'histoire se situe en 1969 .cans cette sombre période de la stratégie de la tension où des bombes meurtrières explosaient en pleine foule à Rome ou à Milan, à la banque de l'Agriculture, par exemple (16 morts, 88 blessés), placées exprès pour tuer par des nos-talgiques d'un ordre musclé, appuyés par des fractions de 1'armée, de la police et du clergé qui rêvaient de cueillir le pouvoir sur les ruines sanglantes de la démocratie. A chaque fois, pour brouiller les pistes, les enquêtes s'orientaient vers les milieux anarchistes, incapables de se protéger. Ainsi Pinelli, un cheminot, se suicidera par inadvertance, poussé d'une fenétre du quatrième étage à la préfecture de police de Milan. 

    L'idée géniale de Dario Fo est d'avoir imaginé un mythomane, l'un de ces simulateurs enfantins toujours à l'affût d'un nouveau personnage à incarner, malgré bien des séjours en hôpital psy, se glissant dans la peau d'un magistrat chargé discrètement d'enquêter sur les mœurs policières. Devant ce dignitaire insolent dont la fonction les impressionne, le commissaire La Gaffe, du troisième étage (Michel Fortin) pourtant s'aplatit. 

    Son collègue La Cogne le musclé du dessus (Remy Kirch), auteur du forfait, se décompose. Le préfet de police lui-méme en somptueux complet blanc (Stephan Meldegg), qui doit sa situation enviée à sa faculté d'avaler les couleuvres, se tortille miséreusement sous les outrages. Et le brigadier Pisani dit Pisa-la-ba-nane (Olivier Lefevre) compte les coups sous les yeux mé dusés d'une journaliste (France Darry) venue en quête de scoop. 

    C'est " le revizor " revu par Ia commedia dell'arte. Its tentent de se disculper, se repassent le mistigri, se voient contraints de mimer leur forfait pour finir de barboter dans des aveux nauséeux et complets, sous la dialectique implacable et torride d'un Jean-Jacques Moreau frénétique, hallucinant, époustoufllant de cocasserie. 

    La mise en scène de Jacques Echantillon, comme lots de la création en 1983 avec presque les mêmes acteurs, hoquette de joie. Jusqu'au décor de la défenestration d'Alain Tenenbaum et au rideau de scène saignant, dû à Cabu : tout trempe dans un bain de jouvence. C'est un énorme, un prodigieux nettoyage par le rire. La salle entière se tord, prête à entonner :" C'est la chute finale ". 

B. Th.