| L'Irlande aux éclats
 Le premier spectacle découvert à la rentrée, la première 
          représentation annonciatrice des joyeusetés théâtrales de l'automne, 
          sera donc cette formidable performance d'acteurs, cette truculente 
          galerie d'Irlandais paumés et autres cyniques créatures 
          hollywoodiennes incarnés avec gourmandise par Christian Pereira et 
          Eric Métayer. Ils y vont ferme ! Sous la houlette de Stephan Meldegg – 
          éternel gagnant, chaque printemps, de la cérémonie des Molière - , les 
          deux comédiens, à eux seuls, font éructer, râler, cogner, rire, boire, 
          rêver, séduire et mourir une vingtaine de personnages hauts en 
          couleur. L'intrigue de l'Irlandaise Marie Jones s'y prête à ravir. 
          Dans un coin particulièrement désolé de sa terre natale, la 
          comédienne-auteur de 52 ans imagine un tournage américain à gros 
          budget et grands sentiments, qui vire vite au calamiteux...
 
 Dans la veine de L'Homme tranquille, d'illustre mémoire, producteurs 
          et réalisateur souhaitaient y mettre en scène une histoire d'amour 
          pittoresque, orageuse mais heureuse, sur fond de verts pâturages et 
          ondoyants paysages. Pour figurants, ils ont bien sûr engagé les 
          paysans et chômeurs du cru, élevés depuis l'enfance dans le culte de 
          John Wayne et Maureen O'Hara, et qui noient chaque soir au pub leurs 
          souvenirs perdus. C'est tout ce petit monde hétéroclite auquel donne 
          chair le duo Pereira-Métayer, le grand maigre à la dégaine de Michel 
          Simon, le petit nerveux chaplinesque. Du vieux figurant grande gueule 
          et alcoolique, adoubé autrefois par John Wayne lui-même, à la star 
          italienne et capricieuse du film, de l'assistant débordé au 
          réalisateur condescendant, du groupie local au déraciné sans emploi, 
          du vieux prêtre naïf au pilier de bistrot désabusé, il n'est pas 
          jusqu'au troupeau de vaches indigènes que les comédiens ne sachent 
          nous figurer en scène. De par leur talent comique, depuis toujours le 
          plus complet, le plus réactif, ils maîtrisent comme personne la 
          plasticité du corps, le sens du rythme et du lancer de réplique. Et 
          nous baladent donc avec maestria dans un univers rouge et noir.
 
 Par-delà la virtuosité d'interprétation et les chassés-croisés quasi 
          vaudevillesques des multiples personnages, Marie Jones nous fait en 
          effet pénétrer à petites touches, petites humeurs, petites couleurs 
          dans l'ancestral malheur de sa terre et la mystérieuse tragédie d'y 
          être née. Comment, depuis des siècles, les Irlandais ne songent qu'à 
          la quitter et ne peuvent s'empêcher d'y revenir ; comment elle hante à 
          jamais tout exilé et tue souvent sous le mal d'être et l'alcool ceux 
          qui y sont restés. De Synge à Yeats, de Joyce à Beckett, ils sont 
          nombreux les écrivains et poètes à avoir vénéré et honni les 
          envoûtements de leur pays, de ses folles légendes, de ses mortels 
          délires. Combien il vous émerveille et finit par vous dévorer. A sa 
          modeste façon, Marie Jones (remarquablement adaptée ici par Attica 
          Guedj et Stephan Meldegg) s'inscrit dans leur lignée. Invente sur 
          scène une mini-société où s'entrechoquent désirs éperdus et 
          impossibilités chroniques, illusions et échecs ; un monde où l'on 
          croit s'envoler et retombe sans fin ; un monde pourtant où l'on espère 
          et rêve toujours. C'est ce qui fait la crépusculaire et vitale énergie 
          de cette comédie, mise en scène avec un art consommé de toutes les 
          astuces et recettes scéniques. Avec cette science délectable des clins 
          d'oeil et effets de mémoire, aussi, qui fait tout ensemble songer le 
          spectateur, dans les ingénieux et efficaces décors champêtres 
          d'Edouard Laug, à certains poèmes éthyliques de Dylan Thomas, 
          certaines séquences de Qu'elle était verte ma vallée ou du théâtral 
          Baladin du monde occidental... Contre toute agressive modernité 
          urbaine contemporaine, contre toute mondialisation envahissante, 
          l'imaginaire irlandais, curieusement, reste au coeur de tout un 
          chacun.
 Fabienne Pascaud
 
 
 Télérama n° 2799 - 4 septembre 2003
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